Témoignages

Retrouvez ici les interventions de notre président Jean-Marie Bockel, ainsi que des témoignages touchants de bénéficiaires de l'association.

JEAN-MARIE BOCKEL 

Revue Inflexions, numéro 46, 2021

LES FAMILLES AUSSI

Comme toute œuvre humaine, l’engagement est d’abord une décision personnelle et relève du libre choix de chacun. Il n’y a pas de déterminisme et c’est d’ailleurs le fondement même de cette démarche que de relever du libre arbitre et d’être le fruit d’un cheminement, d’une maturation intrinsèquement propre à chaque individu. Toute autre forme d’engagement serait d’emblée entachée et donc amoindrie par son manque de sincérité, d’authenticité, d’enthousiasme et donc aussi de continuité et de persévérance.

Ayant rappelé ce principe, je peux pour autant affirmer ma conviction que l’engagement des familles joue un rôle important, sinon déterminant, dans la démarche d’engagement de chacun des membres qui les composent. Cet engagement, c’est d’abord celui, passé et présent, des parents et la dimension de transmission qu’il révèle. Une transmission de valeurs et de principes à travers à la fois la parole, l’exemple et l’échange qui peut en résulter. Avant de préciser et d’illustrer mon propos à partir de mon expérience personnelle et familiale, je veux réaffirmer mon axiome de base ; il n’y a jamais d’atomicité dans la transmission de valeurs ; on ne peut savoir ni quand elle ne se produit ni si elle a lieu ni quelle forme elle prend ; la complexité de l’âme humaine interdit tout raisonnement mécanique et toute conclusion hâtive dans un sens « le message est passé », ou dans un autre, « nous avons échoué ».

Je vais prendre deux exemples contradictoires que nous avons vécus avec mon épouse et qui concernent chacun de nos enfants. Le premier, c’est le scoutisme, qui fut un engagement d’enfance de jeunesse pour chacun de nous deux. Nous avons fait partie du mouvement scout catholique très tôt, à l’initiative de nos propres parents, et y avons persévéré jusqu’à l’âge adulte après avoir adhéré volontairement et progressivement à ses valeurs. Cette expérience partagée a compté dans notre engagement mutuel et a influencé l’éducation de nos enfants. Nous avons donné la possibilité, la chance selon nous, à chacun d’entre eux, de s’y engager à leur tour. Ils gardent tous le meilleur souvenir. Certains ont persévéré et ont des responsabilités de chef et d’encadrement, en particulier notre fille ainée et notre plus jeune fils. S’agissant de ce dernier, mort pour la France en novembre 2019 au Mali, nous sommes persuadés, et il en convenait, que cet engagement a eu une incidence, en même temps que d’autres déterminants et motivations, dans son engagement dans l’armée au service de son pays.

Le second exemple concerne l’engagement spirituel. Là aussi il y a eu la volonté des parents que nous sommes, mon épouse et moi, de transmettre les fondamentaux de la foi chrétienne et de l’engagement au service du prochain qui en découle. Cela passe par les sacrements, l’éducation religieuse au sein de la famille, le catéchisme et l’enseignement religieux à l’école, et aussi une incitation dès le plus jeune âge à la pratique religieuse régulière dans une famille pratiquante de génération en génération. Le moins que l’on puisse dire est que le résultat, à ce jour est mitigé, que nous en ressentons parfois, sur ce plan en tout cas, un sentiment d’inachevé.

Pour autant, l’engagement des enfants, aujourd’hui adultes, issus d’une famille très engagée sur bien des plans, me semble un fil conducteur entre tous les membres de cette famille et un lien fort.

L’engagement, sous toutes ses formes, a ainsi toujours été au cœur de notre vie familiale et a eu une incidence sur les choix de vie, y compris professionnels, de chacun. Outre les engagements que je viens d’évoquer, et celui, professionnel, au service de la justice au sein du Barreau, ma femme y faisant toute sa carrière comme avocate spécialisée dans le droit de la famille, nous vécûmes ensemble un engagement militant et politique qui marquera qui marquera forcément les années d’enfance et de jeunesse de nos enfants ; j’ai commencé ma longue carrière politique dès l’âge de trente ans par ma première élection de député alors que nos trois aînés étaient nés, j’ai été maire de Mulhouse pendant vingt et un ans, deux fois ministre , à trente-quatre puis à cinquante-six ans, enfin sénateur, ce qui a signifié pour eux  beaucoup de pression, de contraintes, d’absences, de campagnes électorales avec leurs lots de succès et d’échecs vécus ensemble. Cet engagement a profondément marqué notre famille sans qu’il n’y ait eu pour autant de véritable transmission d’une vocation politique à quiconque. Je me réjouis que cet engagement très dur, impitoyable et profondément déstructurant ne l’ait pas détruite. À cet égard, je suis convaincu que la notion et même l’idéal d’engagement des familles, de la nôtre en l’occurrence, aura été déterminant et salvateur. Il fut le fruit d’efforts mutules et constants de nous tous.

Nous avons également découvert ensemble la nécessité de prendre du champ, de faire la part des choses, de privilégier la qualité de présence, de se préserver des morceaux de week-ends, de bouts de vacances, des temps d’autant plus forts qu’ils étaient rares…

S’agissant de l’engagement militaire au service de la France qu’à choisi mon fils Pierre-Emmanuel, il me faut préciser que nous ne sommes pas issus d’une lignée de militaires de carrière, mais plutôt de réservistes engagés et que cela fait aussi partie du récit familial. Ainsi mon père, notaire stagiaire, sorti de l’Ecole militaire d’infanterie de Cherchell comme aspirant en 1943, a participé au débarquement de Provence en tant que chef de section dans le génie de la 1er armée avant de perdre sa jambe en déminant le col de la Schlucht dans son Alsace natale en février 1945 ; son frère ainé, séminariste à Lyon , s’est engagé dans la Résistance dès 1940 puis a rejoint la brigade Alsace-Lorraine, commandée par André Malraux, comme aumônier catholique ; sa sœur a participé au corps expéditionnaire français en Italie dès 1943, puis à la campagne de France comme infirmière dans l’antenne chirurgicale mobile de la comtesse de Luart. Dans une époque moins héroïque, j’ai choisi d’être officier de réserve durant mon service militaire puis ai continué à servir dans la réserve de l’armée de terre durant trente-huit ans jusqu’au grade colonel.

C’est dans cet environnement familial que Pierre-Emmanuel a pris la décision de s’engager dans l’aviation légère de l’armée de terre (ALTAT), d’abord par passion du pilotage – il a passé son brevet de jeune pilote à seize ans-, mais aussi par choix de servir son pays comme soldat. Un choix qui nous a remplis de fierté et a aussi suscité un peu d’appréhension. Nous l’avons soutenu moralement dès le début, car c’était son choix et que c’était donc le bon. Ce soutien et cette fierté étaient partagés par ses grands-parents, par son frère et ses sœurs ainsi que par ses meilleurs amis, notamment ceux rencontrés chez les scouts. Plus tard, sa fiancée et future épouse, quoique issue d’une famille de sensibilité assez antimilitariste, a partagé et soutenu sa vocation et son engagement, comme elle en a témoigné de manière publique et admirable après sa mort. On peut dire aujourd’hui que l’engagement familial nous a tous soudés et que, pour lui, c’était important ; cela lui donnait de la force et de la sérénité, y compris dans le quotidien parfois difficile et dangereux de son métier de pilote d’hélicoptère, volontaire à quatre reprises pour des OPEX au Mali.

Pour ma femme et moi, l’engagement des familles, c’est d’abord le respect de la liberté de chacun de nos enfants de bâtir sa vie. C’est aussi un soutien inlassable et une forme de solidarité qui intègre, s’agissant de notre fils militaire, la dimension de grandeur, de servitude et de risque que comporte l’engagement si particulier au service des armes de la France. C’est enfin, quand survient le drame, par-delà le chagrin inconsolable et le sentiment de révolte légitime, l’acceptation du décès de notre fils, en union de douleur et de peine avec les autres familles des treize jeunes héros morts pour leur idéal et pour la France en cette nuit tragique du 25 novembre 2019.

Jean-Marie Bockel, président de l’association depuis septembre 2020, communique régulièrement sur les actions de Solidarité Défense .

Retrouvez ci-après son interview donnée à France Info sur l’opération Barkhane.

Retrouvez ci-après son hommage aux soignants, en première ligne depuis la crise de Covid-19.

Texte écrit par le frère d’un militaire blessé atteint du syndrome post-traumatique

L’AMOUR D’UN FRERE

            Je me souviens de ce jour comme si c’était hier. En deux mille neuf, j’avais à peine douze ans. Le jour où j’ai vu mon frère s’effondrer et baisser les bras. Le jour où j’ai compris qu’il ne serait plus jamais le même.

            Un an plus tôt, durant l’année de mes onze ans, mon frère avait quant à lui bientôt dix-huit ans. Pour moi, la vie était simple, la vie était belle. Mon grand-frère venait d’entrer dans l’armée, au sein d’un régiment de chasseurs alpins. Il a tout de suite trouvé en l’armée une nouvelle famille, une passion, une raison concrète de se lever chaque matin en se sentant utile. Cet épanouissement ravissait toute notre famille.

            Quelques mois plus tard, alors fraîchement sorti de sa formation initiale, il apprit qu’il partait pour sa première mission à l’étranger : en Afghanistan. Une terre hostile et meurtrière pour beaucoup de nos soldats.

            Pour ma part, j’étais le dernier né de notre fratrie de cinq enfants. Alors encore trop jeune pour comprendre où partait mon cher frère, on me dit à l’époque qu’il partait en mission humanitaire dans un pays en paix. Au vu de notre relation plus que fusionnelle, il est vrai qu’il n’aurait pas fallu me dire que mon frère, mon idole, partait en guerre. J’en aurais fait des cauchemars.

            Ce n’est qu’après son retour que j’appris la vérité. C’est à cette époque précise, quand j’avais douze ans donc, que je perçu pour la première fois une fêlure en lui. Il n’était plus le même qu’avant de partir. Ses blagues n’étaient plus enfantines, ses sourires étaient froids et surtout, il n’était plus aussi bavard qu’il avait pu l’être. Il passait de longs moments seul et silencieux. Mais qu’avait-il bien pu se passer là-bas?

            Encore quelques mois après cela, je surpris une discussion entre ma mère et une de mes sœurs. Elles parlaient de mon frère. Ma mère avait le visage rouge écarlate et ma sœur les yeux emplis de larmes. Il était question d’un des camarades de mon frère, tué au combat durant la mission de l’année passée.

            Petit à petit, j’en appris de plus en plus pour pouvoir reconstituer le puzzle de mon frère. En résumé: il devait partir en mission en même temps que ses frères d’armes, mais suite à un problème médical, son départ a été repoussé. Lorsqu’il posa enfin le pied sur le sol afghan, son meilleur ami était déjà mort sous le feu ennemi.

            Mon frère fut réformé avant même la fin de son contrat de cinq ans. Souffrant du syndrome de stress post-traumatique et du syndrome du survivant, une longue descente aux enfers l’attendait. En un claquement de doigts, il a perdu presque tout ce qu’il aimait. Nous, sa famille, étions là pour l’épauler. Sans pouvoir comprendre sa douleur. Mais, comme toute personne qui souffre, il a préféré s’isoler et vivre dans ses souvenirs.

            Les années qui suivirent furent compliquées pour mon frère. Il vagabondait de villes en villes, sans but précis. Tous les jobs qu’il trouvait ne faisaient pas long feu. Ce qu’il souhaitait par-dessus tout, c’était retourner dans l’armée. Durant toutes ces années, il a fait des pieds et des mains pour y parvenir. Il a contacté des généraux, écrit beaucoup de lettres, fait des démarches à n’en plus finir. Il s’est même présenté à Aubagne, au régiment de recrutement de la Légion Etrangère. Tout cela en vain.

            C’est comme si cette France qu’il avait tant aimé, cette France qu’il avait défendu de sa sueur et de son sang, cette France qui lui avait arraché ce qu’il avait de plus cher, le rejetait comme un vulgaire déchet. Son beau pays, disait mon frère, le plus beau du monde. Un jour, il comprit que c’était trop dur de continuer à vivre sur sa terre natale. Alors il décida de partir, du jour au lendemain.

            Je suis le dernier à l’avoir vu en métropole. Je partais faire mes classes dans un régiment d’infanterie parachutiste et lui partait vivre à Tahiti. Nous nous sommes quittés, sur les abords de la gare Saint-Lazare de Paris, avec une seule promesse: de vite se retrouver.

            Un dernier mot, une dernière embrassade, un dernier regard… et il était parti.

            Tahiti a été, pour mon frère, un second souffle. Un nouveau départ dont il avait tant besoin. Je ne dis pas que cela lui a permis de se débarrasser de ses démons, non. Mais au moins, il a pu envisager un avenir meilleur. C’était un grand pas pour lui. Une année, il a même reçu notre mère en vacances.

            Nous nous appelions très souvent, moi dans le froid de la France et lui sous les cocotiers, les orteils enfouis dans le sable chaud. Il continuait de vivre dans l’armée à travers moi. Je lui racontais mes bons moments, comme mes mauvais. Mes classes, ma première mission à l’étranger, mes missions Sentinelle, ma formation pour passer chef d’équipe et bien d’autres…

            Tout ce que je lui disais, il le vivait avec moi. Ce qui m’allait très bien car c’était une façon pour lui d’être nostalgique de son temps d’armée sans forcément s’autodétruire avec les mauvais souvenirs.

            Au début de l’année deux mille vingt, il a rencontré une fille. Tout se passait merveilleusement bien. Il nous l’avait présenté via nos appels en vidéo. Elle avait l’air charmante, bien que jeune pour lui. Mais malgré leurs sept ans d’écart, ils avaient l’air de vivre le parfait amour.

                       Au mois de Juillet de cette même année, un drame survint. Mon frère, rentrant chez lui au petit matin, percuta un piéton. Aveuglé par le soleil levant, il ne l’avait pas vu sur la route. Malgré l’arrivée des secours appelés par mon frère, ce monsieur mourut des suites de ses blessures quelques heures plus tard.

            Une nouvelle tragédie qui allait le replonger en enfer alors qu’il se remettait à peine de ses précédents tourments. Encore une couche de souffrance et de culpabilité qui vint s’ajouter au reste.

            Cet évènement fit énormément de mal à ma mère, qui n’avait vraiment pas besoin de cela en cette période. Mais, avec la combativité d’une lionne protégeant son lionceau, elle s’apprêtait à entamer un rude et long combat pour sauver son fils.

            Les jours qui suivirent furent très compliqués pour notre famille. Le couple de mon frère, malgré les belles promesses de son amie, ne tint pas. Il se retrouva alors presque seul, à seize mille kilomètres de sa famille.

            J’avais contacté un excellent ami de mon frère, travaillant à l’Office National des Anciens Combattants et Victimes de Guerre (ONACVG). Cet homme a fait énormément pour mon frère à l’époque de sa réforme et en fait toujours autant pour lui aujourd’hui.

            Une avocate, bien que commise d’office, c’est avérée brillante, combative et impliquée. C’est pourquoi ma mère a souhaité la conserver pour qu’elle poursuive sa défense. Durant les semaines qui suivirent, ce fut un combat acharné.

            Cependant, nous avions utilisé toutes nos cartes, nous étions à court d’idée. L’espoir avait disparu, nous commencions peu à peu à nous résigner. Même lui était fatigué de ces montagnes russes émotionnelles entre espoir et déceptions.

*

            En Novembre, l’armée s’est aussi arrêtée pour moi. Je suis également devenu père ce mois-ci. Souhaitant reprendre mes études, l’année d’après, je décidais de travailler en intérim en attendant. Pour arrondir les fins de mois, je faisais des petites missions d’aide au déménagement à droite, à gauche.

            Pendant ce temps, mon frère continuait de s’enfoncer de jour en jour. A l’approche de son anniversaire, le jour de Noël. Se sachant à des milliers de kilomètres de sa famille et particulièrement de ses neveux et de sa nièce qu’il n’a pas encore rencontrée.

            Au milieu du mois de Décembre, je me suis rendu dans un village voisin du mien pour une mission : aider un couple à déménager durant toute une journée. Nous avons fait connaissance et en discutant, la femme me dit que son père est un ancien colonel des troupes de marine et qu’il agit dans une association, Ad Augusta, qui aide les hommes et les femmes blessés alors qu’ils servaient la Nation : des militaires, des pompiers et des gendarmes.

            J’en ai de suite parlé à ma mère qui a fait des recherches de son côté. Il s’avère que le co-président de cette association était en Afghanistan avec mon frère. Quel heureux hasard, diriez-vous. Un peu plus tard, ma mère a eu une conversation téléphonique avec quelqu’un de cette association et de Solidarité Défense qui, quant à lui, connait très bien l’ami de mon frère travaillant à l’ONACVG. Encore un hasard ? C’est fou de se dire que le monde est à la fois immense et infiniment petit.

            J’ai, par la suite, conversé à mon tour avec ce charmant monsieur. Il m’a très bien cité Albert Einstein qui disait : « Le hasard, c’est Dieu qui se promène incognito. » Durant plus d’une heure, nous avons parlé de mon frère, je lui ai raconté son histoire d’un point de vue différent de celui de ma mère. A savoir, celui d’un petit frère également ancien militaire. Il m’a ensuite conté quelques anecdotes d’histoires similaires auxquelles il avait été confronté par le passé. Ses paroles étaient pleines d’espoir pour mon frère. Pour ma famille, Ad Augusta et Solidarité Défense auront été le dernier phare à s’allumer dans cet océan de noirceur. Digne d’un miracle de Noël.

            Il me promit de tout mettre en œuvre pour le faire sortir et, surtout, que les associations le prendront sous son aile dès son retour.

            Ce qui importe le plus aujourd’hui, c’est sa reconstruction intérieure. Sinon, il n’avancera jamais. Alors ma famille et moi-même mettons tous nos derniers espoirs en eux pour réparer mon frère que nous aimons plus que tout.

Note personnelle à mon frère:

Un jour… que ce soit demain, dans six mois ou dans dix ans, tu sortiras de cet incessant tourbillon de douleur, je te le promets.

Un jour, tu toucheras toi aussi la lumière qu’est le Bonheur.